Histoire

Dimension socioculturelle des quilles de huit

La pratique des quilles de huit immergée dans son propre milieu culturel dominant (ancienneté, permanence et importance sociale de la pratique), ne concerne qu’une partie de l’Aveyron comme le nombre de clubs peut le laisser supposer : le département compte 304 communes et ne compte que 74 clubs, situés en quasi-totalité sur le Ségala, le Lévezou, la Viadène, l’Aubrac, la Vallée du Lot et de l’Aveyron. Des zones entières les ignorent, telles que le Villefranchois, le Saint Affricain et toute la rive gauche du Tarn, le Carladès au nord, sur la rive droite de la Truyère.

La cellule de base est le club (jusques dans les années 1980, le terme de "société de quilles" sera régulièrement usité) correspondant soit à une commune, soit à une partie de commune, soit à une paroisse lorsqu’il se situe en Aveyron. Le club est beaucoup plus neutre géographiquement lorsqu’il est extérieur au département et se rattache parfois à l’amicalisme aveyronnais, évoqué supra. Le nombre de leurs licenciés est parfois impressionnant en regard de la population communale : Huparlac 234 habitants, 90 licenciés, Colombiès 984 habitants, 182 licenciés, Trémouilles 504 habitants, 117 licenciés, etc.

Le jeu de quilles est resté, en Aveyron, pendant de longues décennies, l’apanage des jeunes hommes et des hommes adultes. Les femmes en étaient exclues. Le poids des traditions, religieuses et sociales, telles que l’interdiction du travail le dimanche, les modes de vie favorisant les rassemblements réguliers d’hommes (offices religieux, foires, fêtes votives), le nombre important d’auberges et l’environnement (places ombragées en terre battue, abondance du bois) favorisaient la pratique des quilles en tant que loisir collectif, que l’on soit joueur ou simple spectateur, s’exprimant à l’unisson de la société villageoise.

A l’inverse, la dépopulation et le vieillissement des campagnes, la disparition des espaces en terre battue au profit du goudron, la baisse de fréquentation des offices, la quasi-disparition des fêtes votives et des auberges de village, l’urbanisation, l’accession des femmes à un nouveau statut social ont induit une nouvelle donne.

C’est ainsi que d’abord le lieu de pratique a abandonné le centre des villages pour se déplacer souvent à l’extérieur, sur des zones spécifiquement aménagées, dont le gigantisme peut surprendre le non initié. En effet, la pratique ludique a presque disparu, au profit de rencontres sportives mettant aux prises un nombre incalculable d’équipes de villages, regroupées à tour de rôle dans l’un d’entre-eux.

Le défi dominical, proche des estaminets, réservé aux hommes et porteur d’un machisme bien réel (n’appelait- t’on pas la quille maîtresse du jeu la "buffe", terme désignant aussi en occitan le sexe de la femme, aujourd’hui utilisé principalement pour désigner un zéro, et, signe des temps, aussi bien par les femmes que par les hommes, compte tenu de la déperdition de l’occitan véhiculaire) a laissé la place à une machine bien rodée mise en place par une succession de dirigeants animés par un souci d’égalitarisme (mise en place de règlements précis et même parfois byzantins, création de catégories etc.), à l’origine de la "sportivisation".

De ce fait, ensuite, les jeunes (autres que juniors), ont progressivement gagné le droit de participer (en 1975 pour les cadets, en 1978 pour les minimes) puis les femmes (seniors en 1978, adolescentes en 1989), enfin le souci de transmission a conduit, après la réintroduction des quilles en milieu scolaire en 1972, à la création d’écoles de quilles de clubs en 1986. Aujourd’hui, plus de 45 écoles de quilles regroupant environ 400 enfants, filles et garçons, de 8 à 12 ans fonctionnent, encadrées par des animateurs diplômés, reconnus par le Ministère de la Jeunesse et des Sports, formés par une équipe technique et un conseiller technique fédéral, salarié de la discipline.

Les féminines ont investi quelque peu les sphères dirigeantes, notamment dans les clubs, mais leur place reste encore modeste dans les comités.

La pratique familiale est courante et il n’est pas rare de relever la présence active sur les terrains de plusieurs générations de la même famille, du grand-père au petit-fils, en passant par le père ou même dorénavant la mère. La pyramide des âges des pratiquants s’étend de 8 ans à plus de 90 ans, gage d’une continuité et d’une transmission assurées.
Le gigantisme des rendez-vous sportifs (une manche regroupe environ 80 équipes seniors et 40 équipes jeunes et féminines, en un même lieu, le même jour, de 8 heures à 18 heures) baigne paradoxalement dans l’esprit de village. Aucun club ne dépasse 200 licenciés et les villes (Rodez, Millau, Espalion) ne comptent pas plus de licenciés que les petits villages de 500 âmes. Les hauts lieux des quilles ont certes pour nom Espalion ou Rodez, mais aussi Campuac, Magrin, Arvieu, Huparlac, Luc, Gages ou Colombiès, entre autres tout aussi représentatifs. Le fait de résider en ville est neutre et ne constitue pas un obstacle pour le joueur de quilles de huit, pour qui seul compte le village d’origine, dont il veut défendre les couleurs et le maillot.

















Même si certains s’adonnent à leur loisir favori tout au long de l’année grâce à des installations couvertes, la plupart des pratiquants calquent leur calendrier sportif sur la période traditionnellement dévolue au championnat civil de plein air (il existe des concours amicaux ou corporatifs sous des superstructures couvertes), soit de mars à août, lorsque les jours sont les plus longs.

Le matériel utilisé, boules et quilles, provient de fabrications diverses, à commencer par l’auto approvisionnement. Certains pratiquants, dotés de tours, fabriquent leurs propres quilles et mettent à profit la mauvaise saison pour tourner des "billous" (quilles dites "joueuses"). Ils sont très peu nombreux, en revanche, à réaliser des boules, dont les difficultés principales résident dans la confection de la poignée et la résistance aux chocs. La cherté de ce matériel, est en train de devenir un obstacle à l’expansion du jeu, dans la mesure où tous les clubs ne le prennent pas en charge. Une boule d’adulte, en bois de noyer massif est commercialisée aux alentours de 350 euros et le temps est révolu où tous les concurrents se contentaient de jouer avec le matériel que l’organisateur mettait à leur disposition. La partie de quilles de huit se déroulant en outre de 1 à 20 mètres des quilles plantées, l’usage d’une seule boule est devenu rarissime.

Enfin contrairement à ce qui peut être observé ailleurs, l’environnement des quilles de huit ne comporte aucune dimension financière : les spectateurs peuvent accéder gratuitement à tous les lieux de compétitions, qu’elles soient amicales ou officielles, et les champions, en parfaits amateurs ne reçoivent rien d’autre que des coupes ou des médailles en récompense de leurs performances.

Les quelques défis organisés dans les dernières fêtes de village ne rapportent à leurs vainqueurs qu’un chevreau ou un agneau, moyennant une participation modique (1 ou 2 euros).

Les dirigeants des quilles de huit s’efforcent depuis plusieurs mandats maintenant de les sortir du ghetto dans lequel elles ont été confinées essentiellement par les institutionnels (Etat, collectivités territoriales). Si l’on peut comprendre que leur implantation confidentielle hors de l’Aveyron puisse justifier un engagement institutionnel relatif, il n’en va pas de même en Aveyron où l’importance qu’elles revêtent devrait s’accompagner d’une reconnaissance équivalente.
 
Gérard Ballin, auteur d’une thèse soutenue le 25 mars 1996 à l’Université de Bordeaux écrivait : "l’intention première était de savoir si les bailleurs de fonds institutionnels faisaient une place de choix au sport-quilles. Nous sommes en mesure de répondre qu’il n’en est rien". Dix ans plus tard, il faut bien convenir que le degré de prise en compte reste timide, notamment de la part de l’institution départementale.

Les communes quant à elles, se sont constituées en une "Association Intercommunale pour la promotion sportive et culturelle des quilles de huit", qui compte une cinquantaine de membres, toutes rurales et qui se positionne essentiellement sur le domaine culturel et sur celui de la transmission aux jeunes générations. En revanche, la presse locale, notamment le quotidien "Centre Presse" accorde une place importante aux quilles de huit, qui se traduit par un certain nombre de pages "magazine" hebdomadaires et par la publication des résultats (Centre Presse). Le journal "Midi Libre" réalise également une page magazine hebdomadaire pendant la saison. Les autres médias (radios, télévision) n’accordent qu’épisodiquement leur attention aux quilles.